la crevaison

Pourquoi ai-je immédiatement pensé à la scène d’ouverture du film Shining de Kubrick lorsque je les ai aperçu au loin? Une petite route déserte et sinueuse de montagne, le vent qui siffle à travers les arbres, une forêt haute et sombre, puis au loin cette voiture garée sur le bas-côté de la route autour de laquelle tournent un couple et un enfant. Je sais qu’ils m’ont aperçu, car l’enfant s’est immobilisé brutalement. Les deux adultes, eux, se sont tournés vers moi avant de reporter leur attention sur l’automobile. La caméra filme, la symphonie fantastique de Berlioz rugit dans cette vaste forêt pétrifiée. Je suis Jack! De mon pas cadencé, je m’approche des trois protagonistes qui me jettent de temps à autre un regard. Impossible de nous ignorer mutuellement. Nous sommes bel et bien seuls au milieu de cette forêt sombre.   

Papy, attention à ton dos!  s’exclame la jeune fille tandis que le grand-père se courbe vers la roue arrière de sa voiture. Je jette un œil à la roue et comprends la scène : le pneu est à plat. Pour la suite du film, j’abandonne mon rôle de Jack et reprends mon costume de randonneur courtois et avide de discussion:
– Bonjour, je peux vous aider?
– C’est à dire qu’on dirait bien qu’on a crevé, me répond le vieux monsieur, l’air embarrassé
– On entendait du bruit à l’arrière à chaque fois qu’on tournait à gauche, ajoute la mamie. Ça fait longtemps que je lui dis
– Et en plus, ça sent le brûlé, s’exclame la fillette
– vous savez, c’est une vieille voiture, je m’en sers juste pour faire des petits trajets. Mais de toute façon, je comptais bien m’en débarrasser.

Pour l’heure, il va bien falloir qu’ils rentrent chez eux. Ce n’est qu’une roue à changer, pensai-je tout en ôtant mon sac à dos. J’ouvre le haillon arrière du véhicule, à la recherche des outils. Il se referme violemment sur ma tête au moment où je me penche à l’intérieur.

– Attendez, il faut le bloquer avec ça car il ne tient plus ouvert, s’exclame le papy en extrayant un manche à balais du coffre.
– Attention à ne pas vous blesser, reprend la mamie d’un air confus. On vous embête avec nos histoires. On était venu pique-niquer avec notre petite-fille. Elle habite en Suisse avec ses parents et passe ses vacances avec nous .

Tandis que j’extrais la roue de secours, desserre les goujons et installe le cric, l’ambiance se détend. Je sens les deux vieux soulagés. Le monsieur tente bien de me porter assistance, mais à son âge, il aurait été incapable de remettre la voiture en état de repartir.

– Vous êtes notre samaritain, monsieur. Sans vous, je ne sais pas ce que l’on serait devenus. Mon mari a essayé de téléphoner, mais il n’y a pas de réseau. Et puis, je ne sais pas où on aurait pu trouver un garagiste.

Sur la face intérieure du pneu, la gomme a disparu laissant apparaître les fils métalliques de la carcasse. La roue est tordue et le pneu doit frotter contre une partie fixe à chaque fois que la voiture tourne. Mes trois spectateurs observent l’opération et écoutent le diagnostic.

– Je fixe la roue de secours pour que vous puissiez rentrer chez vous, mais il ne faut pas laisser la voiture dans cet état. Je les sens penauds d’avoir pris de tels risques, d’autant qu’ils transportent leur petite-fille.
– Vous savez, on a une autre voiture en meilleur état. Celle-ci ne me sert que pour faire des petites bricoles.

Alors que je range les outils dans le coffre, ils s’éloignent tous les trois et se mettent à comploter entre eux. S’approchant de moi, le monsieur prend de nouveau un air embarrassé. Il me remercie chaleureusement et me tend un billet de 20 euros.

– Prenez ça me dit-il, pour le dépannage. C’est pas grand chose mais vous avez été tellement aimable. Je refuse poliment mais je sens bien que ma réponse ne le satisfait pas. Il veut absolument me faire plaisir.
– Venez manger avec nous. Une fois encore, je décline sa proposition et jette mon sac sur mon dos, prêt à poursuivre ma route. Je ne vais tout de même pas m’incruster parmi eux alors qu’ils sont venus passer un moment paisible en famille.
– Comment vous appelez-vous?
– Patrice D.
– Et vous habitez où?
– Je viens de Bordeaux.
– Alors je trouverai votre adresse sur internet et je vous enverrai quelque chose.

Je le remercie et les salue tous les trois avant de poursuivre mon chemin. Je suis heureux d’avoir pu leur rendre service. J’ai fait ma bonne action du jour. Pourtant, j’ai quelques scrupules à être parti aussi rapidement. J’ai senti que le monsieur avait envie de m’offrir quelque chose en retour. Je sais aussi qu’il n’a aucune chance de trouver mes coordonnées sur l’annuaire internet. Pour un peu, je ferais demi-tour pour lui donner mon adresse.