C’est à peine si je la distingue au loin, cette silhouette verte qui s’extrait de l’humidité ambiante et semble cheminer vers moi. Elle fait corps avec la forêt tel un phasme se fondant dans son environnement. Lorsque nous ne sommes plus qu’à quelques dizaines de mètres l’un de l’autre, je reconnais l’allure d’un randonneur vêtu d’un large poncho qui protège également le sac à dos.
Marie-Hélène, la quarantaine, encore que les conditions atmosphériques ne me permettent pas d’apprécier précisément son âge, a quitté Vézelay quatre jours auparavant. Elle est pleine d’ardeur et d’enthousiasme, en marche pour Assise, en Italie. Elle porte autour du cou la croix de Saint-François en forme de Tau. Ce chemin, long de 1500 km, est découpé en soixante-treize étapes. Elle pense atteindre son but fin septembre. Parmi la communauté des pèlerins, ce chemin gagne chaque année en notoriété. Ceux qui ont connu le chemin de Compostelle viennent chercher sur cette voie la communion avec la nature, la solitude propice à la méditation, des valeurs chères à saint-François. Rien à voir avec les chemins de Compostelle. Il n’y a pas encore de structures d’hébergements à toutes les étapes, mais il est fort à craindre que le parcours se transforme prochainement en nouvelle autoroute à pèlerins.
Malgré la pluie, la boue, la solitude et la fatigue, Marie-Hélène est euphorique. A plusieurs reprises, elle s’exclame :
« Patrice, quelle chance on a d’être ici, de partager ces moments de solitude! »
Sur le moment, cela me fait sourire car les conditions ne me semblent pas réunies pour éprouver un moment de bonheur intense. Et pourtant, poursuivant ma route, je ne cesse de penser à nos propos. Après neuf cents kilomètres, malgré des moments difficiles, pas un instant je n’ai imaginé interrompre mon parcours. Aucun doute sur ma démarche, aucune remise en question. Chaque jour a révélé au moins une étincelle de pur bonheur qui justifie ma présence sur ce chemin : des paroles échangées, une pensée intérieure, la vue d’un paysage, les bruits de la forêt, l’odeur d’un feu de bois, un ciel étoilé,…
Finalement, j’ai peut-être parcouru mon propre chemin d’Assise !