au bar de Saint-Clément

D’un pas alerte, je franchis le ruisseau de la Besbre qui fait office de porte d’entrée du village de Saint-Clément. Voilà presque vingt quatre heures que je marche en forêt, sous une pluie fine mais ininterrompue. Je pénètre dans le village dans l’espoir d’y trouver un petit commerce, moins pour faire des emplettes que pour pouvoir discuter avec la première personne que j’y rencontrerai. Je viens de passer une mauvaise nuit orageuse dans les Bois Noirs. J’ai le moral dans les chaussettes et envie d’une bonne douche. Passons !

Saint-Clément, centre de l’Europe des 12

A l’entrée du village, un panneau d’information indique « Saint-Clément, centre de l’Europe des 12 ». Déjà, je visualise des cars déversant les nombreux touristes venus découvrir ce haut-lieu de l’Europe politique. J’imagine le vaste centre culturel européen, ses boutiques et restaurants.
Pourtant, rien autour de moi ne semble indiquer la présence d’équipements touristiques récents ; tout au plus, une haute bâtisse de type industriel. Il est vrai que l’Europe des douze date désormais d’une vingtaine d’années. Depuis, le centre géographique s’est déplacé à maintes reprises, au gré des adhésions successives de pays à l’union européenne. Peut-être parlera-t-on bientôt du rétrécissement de l’Europe, avec les retraits possibles du Royaume-Uni et de la Grèce ? En tout cas, depuis 1995 et l’adhésion de la Suède, la Finlande et l’Autriche, c’est une contrée beaucoup plus au Nord-Est qui a du récupérer le label. Adieu les hordes de touristes et la manne financière subséquente.

Chez la Louise

Alors que je me prépare à traverser le village et à poursuivre ma route, je remarque l’auvent d’une bâtisse sur lequel est inscrit « Bar Chez la Louise Restaurant ». Plein d’espoir, je me dirige vers l’établissement, ouvre la porte et franchis le seuil. Je patiente quelques secondes avant de me décharger de mon sac à dos, le temps que la patronne – une jeune femme affairée dans l’arrière-boutique – surgisse et me salue, l’air étonné. La Louise, peut-être?
Je me délecte par avance de ce moment précieux qui va me permettre de me poser sur une chaise, au chaud, au sec et de savourer un chocolat chaud. J’aime les cafés de campagne. Qu’il pleuve ou en pleine canicule, je ne peux résister à l’appel de ces établissements, que je croise trop rarement dans les villages que je traverse. Parfois, j’engage la discussion avec un client. Nous échangeons quelque peu; mais le plus souvent, je m’installe dans un coin, j’observe et écoute vivre le village. En milieu rural, les cafés sont des centres névralgiques. Les nouvelles du coin y circulent, d’autant plus facilement qu’il s’agit souvent de petits espaces. Tout le monde participe aux discussions. Le café est à l’opposé du confessionnal, les clients y parlent souvent fort, sans doute car les conversations se partagent. Chez Louise, j’ai été témoin d’une scène qui m’a laissé circonspect.

« Il faut pas trop parler le matin sinon l’après-midi on sait plus quoi se dire » Brèves de comptoirs

Louise prépare le repas du midi dans une pièce annexe. Au calme, profitant de ce moment de répit, j’ai sorti mon carnet de route dans lequel je note chaque jour mes péripéties quotidiennes. Quinze minutes s’écoulent, le chocolat au fond de ma tasse a vite refroidi. La raison voudrait que je me lève en reculant bruyamment ma chaise de manière à informer Louise que je m’apprête à partir. Pourtant, je fais traîner, tant et si bien que la porte finit par s’ouvrir, laissant entrer un homme. Il a la soixantaine bien tassée, et est vêtu de cette tenue fonctionnelle de couleur bleue ou verte qu’ont les hommes de la campagne pour vaquer à leurs occupations d’extérieur. Il me salue d’un signe de la tête puis se dirige vers l’extrémité du comptoir où il s’installe, debout. Je lui réponds par un bonjour haut et fort, pourtant propice à la discussion, mais resté sans effet.

La porte s’ouvre de nouveau, laissant entrer un homme assez semblable au précédent, qui me salue et auquel je réponds avec autant d’entrain que pour le précédent. Il s’installe quant à lui à l’autre bout du comptoir. Louise, qui a entendu la porte s’ouvrir à deux reprises, ré-apparaît subitement et salue les deux bonhommes d’une poignée de main en prononçant quelques mots chaleureux sur le temps qu’il fait. Passant derrière le comptoir, elle saisit deux petits verres à pied, les pose devant ses deux clients, empoigne une bouteille et remplit à ras bord les deux verres de vin blanc. Curieux ! Il ne me semble pas avoir entendu l’un ou l’autre des deux hommes passer commande. Mais Louise sait sans doute ce qu’elle a à faire car elle repart aussitôt dans sa cuisine, les laissant devant leurs ballons de blanc. Pas la peine d’insister, la discussion sera difficile à engager avec l’un ou l’autre de ces deux hommes.

Je me replonge dans mon carnet, tout en relevant de temps à autre mon nez pour constater que le silence le plus total règne au comptoir. Les deux paysans ne se connaissent sans doute pas, ou peut-être n’ont-ils aucune affinité l’un envers l’autre pour n’avoir rien à se dire depuis dix minutes. Mue par un étrange instinct, Louise surgit de nouveau et d’un pas décidé contourne son comptoir pour renouveler l’opération de remplissage des deux verres avant de retourner à ses affaires. Dix à quinze minutes s’écoulent, de nouveau. Pas une parole dans le café. Pas d’animosité, cependant. Je sens plutôt le poids des habitudes. L’un des deux hommes sort quelques pièces de sa poche, les pose sur le comptoir, me salue et sort. L’autre l’imite geste pour geste. Avant que la porte ne se referme, Louise a lancé un au revoir et bonne journée à leur intention.

Par curiosité, je les observe à travers les rideaux de la porte d’entrée. Tous deux s’installent dans une Renault 19 qui rugit au démarrage avant de s’éloigner. A demain, les deux compères !